La tête entre les deux oreilles


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La tête entre les deux oreilles.

Il est toujours dans son jardin Marcel, il n’est pas pressé de rentrer, il le dit : ce matin la Colette lui fait la gueule. Il faut dire qu’elle a quelques raisons de lui en vouloir, il le reconnaît, mais il préfère lui laisser le temps de se calmer un peu, même – il le sait – s’il n’a pas fini d’en entendre parler, de sa soirée d’hier.

Hier, il était au bois, sur la coupe qu’il avait achetée dans la forêt communale. Tous les ans, il en demandait une, celle à laquelle il avait droit comme tout le monde dans le village. C’est que ça ne faisait pas cher le moule. Oui, ici on compte en moule, ce qui correspond à deux stères un tiers ailleurs… Ça valait le coup, même si ça faisait bien du travail.

Il y avait d’abord la reconnaissance de la coupe qui vous avait été attribuée par tirage au sort : Une réunion dans les bois avec tous les acheteurs. On tombait bien, ou moins bien. Des arbres plus ou moins gros, plus ou moins bons, c’est qu’entre de la verne et du chêne il n’y a pas le même rendement au feu ! Le frêne est le meilleur, ça tient bien, ça fait de la braise qui chauffe fort et ça ne s’étouffe pas comme le chêne. Cette année il avait de la chance, il en avait pas mal du frêne.

La parcelle était plus ou moins facile d’accès, avec plus ou moins de chemins à tracer pour l’atteindre. On avait jusqu’à mi-avril pour abattre les arbres marqués d’une croix rouge, les faire tomber sans abîmer ceux qui n’étaient pas à couper, les débiter en morceaux d’un mètre trente-trois environ, en faire des tas qu’il fallait avoir évacués avant la mi-septembre.

C’était ce qu’il faisait hier, Marcel, il chargeait le bois sur sa remorque, c’était la dernière, il le rangerait avec celui qu’il avait déjà entassé dans sa cour. Le bois resterait un an comme ça, aux intempéries, pour qu’il se lave, puis il le recouvrirait d’une bâche, et l’oublierait encore un an, pour qu’il sèche, avant de le recouper en trois et de le rentrer à l’abri cette fois, prêt à être utilisé l’hiver.

Comme le disaient très justement les anciens : « Le bois, ça réchauffe trois fois, quand tu le coupes, quand tu le rentres, et quand tu le brûles »,

Donc hier, il mettait son bois sur la charrette, lorsqu’il avait entendu un rire, un rire qu’il avait reconnu, un rire d’homme qui commençait dans les graves puis montait dans les aigus, un rire qui donnait le fou rire ! Un rire qu’on ne pouvait pas oublier. Le rire du Fernand, il en était certain ! Le Fernand, son copain d’enfance était dans les bois. Qu’est-ce qu’il faisait là ? Il habitait en Savoie depuis vingt ans, il venait bien des fois voir sa mère…Mais il n’y avait pas encore de champignons ! Alors qu’est-ce qu’il foutait dans les bois, le Fernand ! Il abandonna sa charrette pour aller voir car il en était certain ça ne pouvait être que le Fernand ! Il avança dans la direction du rire, sur une autre parcelle, où on chargeait aussi … Et ils se virent, et le rire s’élança à nouveau.

On ne pouvait pas se quitter comme ça ! On ne pouvait pas faire autrement que de boire un canon ensemble… Fernand est passé devant avec son chargement. Le tracteur de Marcel l’a suivi jusque chez la mère.

Au fil des nouvelles que l’on se donne, puis des histoires du pays, et des souvenirs qui remontent – et c’est qu’ils en avaient des souvenirs les deux bougres –, il n’a pas fallu qu’un canon ! Et comme le temps passait et qu’il se faisait tard, on a partagé la soupe et le lard à la sauce tomate. Il y avait bien longtemps qu’il n’en avait pas mangé, Marcel, il n’avait plus sa mère pour en faire, lui ! Et la Félicie était si contente de le voir se régaler ! Alors oui, il est resté un peu tard, et il comprenait bien que la Colette se soit demandée ce qu’il faisait, mais de là à penser « accident » : c’est quand même pas avec un tracteur qu’on fait des excès de vitesse ! Mais les femmes ont une imagination débordante !

Il ne sait plus très bien à quelle heure il est rentré, mais il faisait nuit depuis un bout de temps, c’est sûr. Il ne se rappelle plus bien s’il est passé par Dommartin ou s’il a coupé par les bois. Mais il se souvient bien qu’il chantait à tue-tête pour se tenir éveillé. Ce n’était pas comme du temps du père avec son cheval, il savait retrouver la maison tout seul lui, et ça lui rendait bien service pour certains retours de foire. Il ne se rappelle pas tout de la route, mais il se souvient qu’il a fait aboyer les chiens du Robert et il l’a entendu leur gueuler après. Il a retrouvé la maison et il a rentré le tracteur dans la cour avec la charrette. Bon elle a un peu rectifié le lilas de l’entrée mais elle a passé la barrière et ça, c’était pas vraiment gagné parce que la charrette avait tangué pour prendre le virage.

Après il savait plus bien, il se rappelait juste que la Colette était sortie sur le pas de la porte et qu’il la voyait gesticuler et que ça l’avait fait rire, lui, pas la Colette. Il avait bien compris en voyant sa tête qu’elle n’était pas contente, il voyait sa bouche s’ouvrir et se fermer, mais il n’entendait rien, il avait l’image mais pas le son, il n’avait plus sa tête entre ses deux oreilles, c’est ça qu’elle n’avait pas compris ! Et lui, il ne pouvait pas s’empêcher de rire…

Ce matin, il s’est réveillé sur le petit lit dans la cuisine, tout habillé et avec un mal de crâne ! Elle était à sa vaisselle de la veille, et c’est elle qui l’avait réveillé, il se demandait comment elle ne s’était pas cassée, la vaisselle, parce qu’elle ne la ménageait pas ! Elle avait sa tête des mauvais jours, elle avait commencé à râler… Il avait cherché à lui dire… Mais elle râlait encore plus. Alors, il avait juste bu un café et il s’était réfugié dans son jardin, de l’autre côté de la route.

C’est en allant chercher du basilic pour ensoleiller ma salade de tomates que je l’ai vu assis sous le cerisier écosser les haricots qu’il venait de cueillir et qu’il m’a raconté.

Au loin les cloches de l’église sonnèrent midi, un drôle d’échos leur répondit : « Marcel, tu viens à la soupe ou t’y passes la journée, dans ton jardin ! »


 

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