Les marrons de Cuiseaux

Les marrons de Cuiseaux

Ces marrons-là, il faut les gagner.

Il n’y en a qu’à la foire aux marrons de la Saint Simon et donc seulement le dernier samedi d’octobre, et seulement à Cuiseaux.

Mais il n’y a plus guère de marronnerais à Cuiseaux, la plupart sont trop vieilles et ne rapportent guère. Les replanter ce serait beaucoup de travail, et puis, personne ne sait plus greffer les arbres à part quelques vieux paysans peut-être, et puis, avant c’était un complément de revenus mais maintenant, ça ne vaut plus le coup, c’est juste pour le plaisir, et le palais des connaisseurs !

Donc il n’y a plus assez de marrons de Cuiseaux pour alimenter la foire, et on en fait venir d’Ardèche ou d’Italie, et certains vendent des châtaignes ramassées dans les bois, mais tout ça ne vaut pas. Il est unique le petit goût sucré, le moelleux des marrons de Cuiseaux. Les autres, ça non, ça ne vaut pas. Sauf pour ceux qui n’y connaissent rien et qui ne viennent que pour faire la fête, ceux-là ils peuvent manger les châtaignes qui grillent sur la foire !

 

Pour avoir des vrais marrons de Cuiseaux il faut se lever de bon matin, venir au tout début du marché (à dix heures c’est plus la peine de chercher), repérer les vendeurs, en général de vieux pépés assis à côté d’une grosse corbeille en osier à deux oreilles, vérifier qu’ils sont bien cuiseautins ces marrons-là. Un œil averti ne peut pas se tromper, ils sont plus petits que les ardéchois ou que les italiens, plus clairs aussi, et plus gros mais surtout plus ronds que ceux des bois. Si par malheur on se trompe… Il faudra attendre la prochaine Saint Simon !

C’est un trésor que l’on rapportera à la maison, un trésor qu’il faudra vite consommer, ils ne se gardent pas longtemps, les petits vers aussi les aiment. Donc régulièrement, il faudra les trier, jeter ceux qui sont habités, traquer l’intrus sans relâche.

En fin d’après-midi, on prend le chemin du retour, un peu gai, après avoir goûté les vins de Bourgogne et du Jura que les vignerons proposent avec leurs cartes de visites, prises mais rapidement oubliées pour la plupart ! La tête encore pleine des nouvelles échangées avec tous ceux que l’on a rencontrés, les parents, les amis, les connaissances et ceux que l’on ne voit qu’une fois par an à la Saint Simon ! Les joues et les lèvres ont encore l’empreinte des bises reçues et données. On garde le goût du civet de lièvre dégusté chez Vuillot, l’aubergiste le plus réputé de la région (si on avait réservé assez à l’avance !), ou du repas » cantine » pris dans le brouhaha de la salle des fêtes, ou du sandwich acheté sur un stand et mangé en flânant. On a la tête pleine du flonflon des accordéons, des claquements de sabots des danseurs folkloriques qui se succèdent sur la place. Ceux d’ici que l’on revoit tous les ans, et ceux qui viennent de plus loin, de l’étranger parfois ! Les bras sont chargés d’un pull magnifique et pas cher, d’un paquet de chaussettes en coton écologique, du tout dernier hache-persil super performant dont un bonimenteur a su vous convaincre de l’utilité et qu’on finira par oublier dans un placard, d’un saucisson à l’ancienne, de miel artisanal… Et de chrysanthèmes pour fleurir les tombes à la Toussaint… C’est ça aussi, la foire de la Saint Simon.

Dés le retour à la maison, il faut allumer le feu pour la dégustation du soir; il faut faire un bon feu avec des grosses bûches qui feront beaucoup de braises. Un peu de journal froissé, des brindilles bien sèches, du petit bois. Alors on craque l’allumette. Ah! Le petit bruit sec de l’allumette qui s’enflamme ! Le pétillement des brindilles qui brûlent ! La beauté des larges flammes jaunes, orangées, rouges qui lèchent la grosse bûche et l’entament !

On regarde, on se régale les yeux, et on laisse tranquillement se faire la braise.

Pendant que le feu travaille, on s’occupe des marrons, on les compte, il en faut de dix à quinze par personne. Avec un couteau bien pointu on marque une petite fente sur leur côté plat. On les place en une seule épaisseur dans la poêle trouée et à long manche qui attend toute l’année devant la cheminée ces quelques jours de bonheur où chaque soir elle sera à l’honneur.

Lorsqu’il y a une bonne couche de braise bien rouge, on la dégage en poussant le reste de la grosse bûche sur le côté, et on place la poêle dessus. Il faut les faire rouler continuellement dans la poêle pour que tous les côtés grillent bien sans brûler. Ils se défendent les marrons, ils craquent, ils crachent, certains éclatent et sautent, parfois par-dessus la poêle, retombent sur le carrelage pour la grande joie des enfants, mais exhalent leur parfum…

On prépare aussi la corbeille qui les recevra lorsqu’ils seront cuits ; on place bien au fond mais en le laissant largement déborder l’épais torchon de lin dans lequel on les étouffera .Car il faut les étouffer avant de les manger pour en faire ressortir tout l’arôme et le moelleux. On les met alors rapidement dans la corbeille et on rabat dessus les pointes du torchon, on écrase doucement avec les mains, on sent leur chaleur, on les entend craquer, on les laisse se « faire » une petite minute, puis on ouvre le torchon.

En salivant à l’avance, on s’abandonne alors avec délice, à cette bonne odeur de marrons grillés : petit plaisir minuscule avant celui de la dégustation !

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