Et maintenant ?

Et maintenant ?

 

Une poignée de mains, des paroles grises dénuées de sens, une portière qui claque, des pneus qui crissent sur les graviers, le long véhicule qui se met en route, et eux deux, au milieu de la cour…

…Lui, repartait déjà vers la maison.

 

Elle s’approcha de la lourde porte du bâtiment, saisit la poignée à deux mains, s’arque bouta, tira de toutes ses forces et la fit rouler dans ses rails jusqu’au mur.

 

Puis elle le suivit, le vit avancer, les mains derrière le dos, la tête en avant,  plus courbé que d’habitude. Le chien vint à sa rencontre en jappant. Un léger coup de bottes dans sa direction renvoya le malheureux qui s’éloigna tête basse et queue entre les pattes en gémissant doucement.

Elle s’arrêta, tapa trois petits coups du plat de sa main sur sa cuisse, Berger dressa une oreille, puis l’autre, et, la queue toujours pendante et le ventre presqu’à terre, s’avança vers elle et se redressa sous ses caresses. Elle reprit sa marche, il l’accompagna en tournant autour d’elle.

Elle laissa ses sabots de caoutchouc à l’entrée de la maison, enfila la paire de claquettes qui l’attendait devant le seuil, se redressa, resta un moment immobile, regarda à l’intérieur par la porte vitrée, le vit devant la cuisinière une casserole à la main, soupira et entra.

 

Il se tourna vers elle :

-Je fais réchauffer du café, tu en veux ?

-Je veux bien.

Elle sortit deux bols du buffet et les posa sur la table. Elle prit le lait dans le réfrigérateur, en versa un fond dans chacun, alla chercher un morceau de sucre qu’elle cassa en deux, une moitié par bol. Il vint avec la casserole, versa le café, sa main trembla, elle le vit sans le regarder vraiment, il jura entre ses dents, elle ne dit rien.

Ils s’assirent l’un en face de l’autre, de chaque côté de la grande table à leur place habituelle. Il mit ses deux mains autour du bol, les avant-bras posés sur la table et resta un moment ainsi sans porter le liquide à sa bouche, les yeux fixés sur le papier peint de la cuisine, où pommes et raisins alternaient sur fond de torchon à carreaux.

Elle souffla sur le liquide chaud, les yeux dans le vague.

 

Ils avaient bu lentement, rien ne les pressait maintenant. Ils avaient bu en silence, tout avait été dit.

Une mouche vint sur sa main, elle la chassa:

-Les mouches sont mauvaises aujourd’hui, c’est ce temps  orageux.

Il hocha la tête

-C’est la saison.

La mouche fit des allers et retours entre la table et sa main. Elle l’agitait à chaque fois qu’elle venait s’y poser, mais elle eut beau amplifier son mouvement, la mouche revenait toujours. Elle se saisit alors de la tapette, la leva, elle allait frapper, mais elle laissa son bras retomber…puis reposa la tapette sur la table.

-La vie est précieuse ? dit-elle. Même la vie d’une mouche.

Il tendit sa main qui vint se poser sur la sienne. Ils se regardèrent avec tendresse.

-Et maintenant ? dit-il tristement en retirant sa main.

Elle baissa ses paupières sur ses yeux, entrouvrit la bouche… mais ne dit rien.

 

Elle se leva, prit les deux bols, les posa dans l’évier, les lava, les mit dans l’égouttoir.

Il restait assis, silencieux, la regardait faire, à moins que ce ne fût encore le papier peint qui attirait son regard, l’organisation des pommes et des raisins, ou les casseroles pendues sur le mur…    Elle rompit le silence:

-Il faudrait aller couvrir les tomates, ce serait dommage de les laisser perdre.

Il sursauta, fronça les sourcils, releva la tête, puis, la secoua rapidement sur le côté. Il se leva, repoussa sa chaise sous la table, balaya la cuisine du regard, s’attarda sur elle qui s’essuyait les mains:

-Allons-y, dit-il.

Ils sortirent, retrouvèrent Berger qui les attendait à la porte.

Il le caressa:

-Te voilà au chômage maintenant.

 

Ils se battirent avec le plastique à faire coulisser le long des arceaux…

La haut, dans ce ciel sombre, de lourds corbeaux noirs volaient pesamment en croassant.

Le temps menaçant toute la journée se laissa aller tout à coup, un éclair, quelques grosses gouttes lourdes, le premier roulement sourd dans le lointain.

Ils se hâtèrent de finir et de rentrer.

A peine la porte fermée, le vent se renforça, les gouttes de pluie devinrent plus fines mais si serrées et si nombreuses que le ciel s’obscurcit.

– Avec tout ce qui est déjà tombé, comment peut-il y avoir encore de l’eau dans le ciel ? dit-il en se secouant.

Elle avait pris le torchon à main, elle s’en frotta la tête et le lui tendit.

-Non merci, dit-il en se passant les mains dans les cheveux.

 

Les éclairs et les roulements qui les accompagnaient étaient de plus en plus proches, de plus en plus forts. Il restait là, planté, devant le carreau, il suivait du regard les larges zébrures qui déchiraient le noir du ciel et l’illuminaient. La cime du grand peuplier de l’entrée, déjà écornée par la foudre, se balançait de plus en plus vite. La gouttière au dessus de la porte vitrée débordait et formait un rideau d’eau. De grosses gouttes tombaient sur le sol caillouteux, rebondissaient sur l’eau qui y stagnait, puis, remontaient plus ou moins haut, avant de retomber et de  se perdre dans la flaque qui s’était formée…

Et le bruit ! La pluie, le vent, le tonnerre, la porte de la stabulation qui  claquait dans ses rails, et, dans sa tête, le meuglement des bêtes…

Doucement,  il dit à nouveau :

-Et maintenant ?

Elle ne l’entendit pas.

Elle, tournait le dos à la fenêtre. Assise à table, elle épluchait les pommes d’un panier posé sur une chaise à côté d’elle, et sursautait au moindre coup de tonnerre.

 

Il restèrent ainsi un long moment, lui à son carreau, elle a ses pommes…et l’orage qui grondait toujours, et se rapprochait un peu plus à chaque fois …

 

Il vint s’asseoir à côté d’elle, prit le petit couteau de cuisine.

-Je vais t’aider, dit-il, je vais les couper: en quatre ? c’est ça ?

Elle opina de la tête.

Elle épluchait, il coupait, le panier se vidait, la casserole se remplissait… Et l’orage qui était juste au dessus d’eux maintenant.: plus de longs roulements, mais des claquements secs qui faisaient trembler la maison.

-Pourquoi nous ! explosa-t-il tout à coup en tapant du poing sur la table tellement fort que des quartiers de pommes sautèrent hors de la casserole. Elle avait sursauté elle aussi, elle le regardait effarée.

-Mais pourquoi nous ? dit-il encore en tapant du plat de la main cette fois.

Il se leva brusquement, la chaise tomba, il fit trois pas rapides vers la porte, tapa dessus en criant :

-Pourquoi les seuls atteint par cette saleté c’est nous ?

Elle restait assise, figée. Une pomme dans une main, le couteau dans l’autre, elle le suivait d’un regard accablé, elle le vit revenir vers elle, mettre ses deux mains sur la table, se pencher en avant, approcher son visage du sien:

-Mais qu’est-ce qu’on a fait ? martela-t-il.

Elle le regarda avec tristesse et dit doucement :

– On a fait comme tous les autres ! On est les premiers touchés, pas les derniers !

Il se redressa lentement, recula, ses épaules s’affaissèrent, il releva la chaise, s’assit, posa ses coudes sur la table, prit sa tête entre ses mains, se cachant les yeux et les quelques larmes qu’il ne pouvait retenir.

Elle se leva, alla derrière lui, entoura ses épaules de ses deux bras, vint coller sa joue humide contre la sienne. Il s’essuya rapidement les yeux et ses mains se posèrent sur ses mains à elle. Ils restèrent ainsi un moment, lui toujours assis, elle debout derrière lui, joue contre joue, mains contre mains, puis il tourna la tête et leurs yeux s’accrochèrent. Elle, dit doucement:

-Nous n’y sommes pour rien, tu n’y es pour rien.

-Mais tout de même, dit-il, c’est tellement injuste !

 

Ils étaient retournés à leurs pommes…L’orage s’éloignait, les roulements étaient de moins en moins forts, de moins en moins nombreux… Le silence s’était à nouveau installé entre eux. C’est les yeux dans le vague, en laissant échapper, comme pour lui-même, cette interrogation plaintive, qu’il le brisa:

-Et maintenant?… qu’est-ce qu’on va faire ?

-Nous recommencerons -dit-elle en le fixant dans les yeux- Nous n’avons pas le choix. Nous recommencerons, autrement, mais nous recommencerons.

 

Il ne pleuvait plus maintenant, le ciel s’était éclairci, un soleil voilé tentait de percer les nuages, et dans le silence retrouvé, ils entendirent des gazouillis, légers d’abord, puis de plus en plus forts…

Ils se levèrent, s’approchèrent de la porte, l’ouvrirent, sortirent sur le pas, et là, agglutinées sur le fil électrique,  serrées les unes contre les autres, des hirondelles se rassemblaient. Ce serait bientôt le départ. Au printemps, elles réinvestiraient les nids de l’étable, dans la chaleur des bêtes qui y seraient à nouveau.


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